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La frite qui pend entre ses lèvres s'écrase sur le plateau. Les croquettes restent dans leur emballage, ses mais s'arrêtent en pleine action. Sa mâchoire se relâche et il ne peut que la fixer. Elle. Elle est tout sourire, grands yeux brillants, penchée vers lui. Elle ne se rend même pas compte qu'elle est la seule sur son nuage. Elle trépigne sur sa chaise. Elle tend ses mains vers son visage, lui prend les joues, l'oblige à refermer la bouche et s'approche pour l'embrasser au-dessus de la table en plastique.
« Je voulais te faire la surprise ! »
Lui, il sent un vide se créer dans son estomac. Un trou noir qui se met à tout bouffer. Un tourbillon se crée, il est paralysé devant ce qui pourrait advenir. Des points noirs apparaissent dans sa vision, il se sent pencher sur le côté. À la dernière seconde, il se reprend, se redresse et dégage son visage des mains de sa copine.
« J'avais si hâte de bâtir notre famille ! »
Elle n'a rien vu. Elle retourne piger avec bonheur dans ses frites. Son sourire doit lui faire mal puisqu'il lui fend le visage en deux. Han a l'impression que son frère vient de le frapper de toutes ses forces dans le ventre. Il perd son souffle, perd son appétit, perd ses repères. Lentement, comme si ses mains étaient des bombes à retardement, il les pose de chaque côté de la table. La table semble être la seule chose stable dans son univers qui s'est réduit à Emma, aux figurines de plastiques qu'ils avaient tous deux eu dans leur joyeux festin et à lui. Les points noirs sont toujours là, mais moins persistant. Ses ongles rongés s'enfoncent dans le plastique de la table. Stabilité.
« J'ai si hâte d'annoncer la nouvelle à nos familles. Ils vont être tellement content de l'apprendre ! »
Et elle continue son monologue, sans remarquer que le sang a complètement déserter le visage de Han. Son teint est blafard, chose qui ne lui ait jamais arrivé, sauf lorsqu'il était à deux doigts de vomir.
« J'aimerais vraiment avoir un p'tit garçon! T'imagines ? Tu pourras lui montrer à patiner, à jouer au hockey. Tu vas même pouvoir aller à l'aréna, avec lui, tous les samedis matins pour ses pratiques. Tu penses quoi de Patrick ? Je sais que tu adores Patrick Roy et j'espérais que ça te plai...
- J...? Quoi ? Non !
- Non? Non quoi ? Pas Patrick ? On peut ch... »
L'histoire ne finit pas bien, évidemment. Le fiasco de l'annonce au McDonald, alors qu'ils attendaient leur cours de l'après-midi s'est répété chez Emma et chez Han. En fait, ils n'avaient même pas eu le temps de l'annoncer – et le terme annoncer est très large, il serait plus adéquat d'utiliser le terme avouer parce que c'était comme la réalisation qu'ils avaient fait la pire des erreurs du monde – et les parents d'Emma avait sauté sur le téléphone pour appeler ceux de Han.
L'apocalypse a éclaté.
Han n'avait plus le droit de la voir, sauf pour les examens chez le docteur. S'il y avait un frais à payer, il devait s'acquitter de la facture. Les suppléments vitaminés, les nouveaux vêtements, tout lui revenait directement. Pas d'intermédiaire autre que le père gigantesque d'Emma qui venait les lui lancer par la tête. Ça n'a pas pris beaucoup de temps avant que Han laissa tomber l'école. Une semaine après l'annonce et il se retrouvait avec deux jobs à temps plein et vivant sur le siège arrière de sa voiture. Parfois, il lui arrivait de squatter la douche d'un de ses amis sinon, il se retrouvait la plus grande partie de son temps dans les refuges pour sans-abris. Peu de temps avant la naissance de sa fille, il s'était trouvé un logement à prix modique dans lequel il aménagea à la va-vite. Il ne possédait pas de lit, mais un berceau et tout le nécessaire pour s'occuper du bébé. Il était épuisé, au bord des larmes depuis pratiquement neuf mois et il allait l'être encore pour les jeunes années de sa gamine.
La dernière fois qu'il vit Emma, elle avait tressé ses cheveux blond, maquillé ses yeux bleus et sortait de l'hôpital avec ses parents comme si rien ne venait de se passer. Pas un regard jeter en sa direction, pas un faux sourire, pas rien. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il avait maintenant un document précisant qu'il était le seul et l'unique responsable du bébé sans nom qu'il tenait dans ses bras.
« On va s'en sortir, Bee. T'as un papa qui t'aime, c'est tout ce que t'as de besoin, Mallory. »
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« Lequel tu veux ? On peut lire...
- Lui ! »
C'est un livre plus épais qu'à l'habitude, sans avoir l'air plus compliqué que ce qu'ils avaient déjà pu lire ensemble. Un gros train rouge avec un jeune garçon à l'allure perdue leur fait face et les grosses lettres jaunes qui nomment le jeune garçon.
Harry Potter. Mal lève les mains, attrape la copie débordant de vécu et se met à le feuilleter. Ses doigts suivent les lettres encrées au rythme de sa petite voix qui lit une à une les syllabes de chaque mots. La bibliothécaire, derrière son comptoir, lui sourit en ajoutant que la petite a fait un très bon choix, tout le monde lit Harry Potter, maintenant. Han pose un genou au sol, zieutant à la va-vite les titres des chapitres dans l'index avant de regarder la fillette de six ans.
« T'es certaine ? On va l'avoir juste pour sept dodos. C'est un gros livre.
- Je veux lui. On reloue si on a pas fini. »
Il se relève, dirige la blondinette vers la bibliothécaire, sort sa carte de membre de la bibliothèque locale et pose tout sur le comptoir. La dame entre quelques informations dans le système, jusqu'à ce que ses sourcils se froncent. Ses doigts pianotent encore un court instant avant qu'elle esquisse un sourire, yeux fixés sur Han.
« Mon chéri, vous n'avez pas encore payé votre contribution des trois derniers mois.
- Ah... Eh... Ça serait possible de payer le mois prochain? Pour les quatre ?
- Non... malheureusement il faut s’acquitter des frais aujourd'hui sinon je devrais reprendre votre carte.
- Ah, bah non, il faut pas ça. Hein, Bee ? »
Mal secoue vigoureusement la tête, grand sourire sur son visage, les étoiles pleins les yeux. Han sent son estomac se contracter avec force alors qu'il fouille pour son porte-feuille et se met à additionner les pièces. Sa gorge se serre lorsqu'il réalise qu'il n'a plus un rond sur lui, maintenant. La prochaine fois qu'on va lui donner sa paye, c'est encore loin; dix jours. Il donne les pièces, la bile amère sur sa langue, à la dame qui les recompte avant de les mettre dans sa caisse et d'annuler sa dette. La dame, tout sourire, remet le livre, frais étampé, à Mallory et la carte à Han.
« Comme il est gentil ton grand-frère, ma belle. Vous allez avoir de beaux souvenirs avec Harry.
- Merci madame ! »
Han n'arrive pas à prononcer un mot, il prend la main de sa gamine, la soulève du sol par la taille avant de la poser sur ses épaules. Mal ne réplique pas, riant toute contente d'être si grande, de voir si loin. Elle ouvre Harry Potter, l'appuyant sur la tête de son père et commence la lecture. Les mots de J. K. Rowling les entourent alors qu'Han marche jusqu'à leur minuscule appartement: un triste et modique 1 et demi. Il économise tous ses sous pour leur permettre de déménager dans un autre appartement, un qui allait avoir une chambre fermée.
« Papa, pourquoi on prend pas l'autobus ?
- Ahh... Papa a envie de marcher, Bee. »
Pas vrai. Il n'avait plus de monnaies pour payer une entrée. Ni pour aller chercher des pommes et un peu de viande à l'épicerie. Il allait devoir se débrouiller avec ce qui restait dans le garde-manger. Sinon, ils allaient devoir aller à la soupière. Bon, pas de dîner pour lui ce soir. Dix jours, dix jours...
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Les vacances, il ne se souvient plus c'est quoi. Il se rappelle des camps de vacances des scouts, mais mis à part le fait qu'il passait son temps à y faire des mauvais coups, l'expérience en tant que tel de ne pas avoir la moindre responsabilité ne lui revient pas du tout. D'autant plus que, dernièrement, avec ce qui s'était passé avec fille, il n'avait pas eu le temps de prendre une seconde pour lui. Il se présentait à tous les jours à l'école qui ne faisait absolument rien pour protéger Mallory, il se pointait au bureau du directeur et rageait contre l'autorité qui ne faisait rien, qui avait apparemment les mains liées. Il avait gueulé qu'on préférait protéger ceux qui tourmentaient sa fille plutôt que la victime de l'intimidation.
Trop c'était trop.
Il avait empêché Mallory de retourner à cette école, il avait fouillé tous les bottins, épluché tous les sites jusqu'à trouver une école qui lui semblait plus appropriée pour la jeune adolescente. Ensemble et séparément, ils avaient été visiter l'école, pris le pouls et l'atmosphère des lieux, pour enfin décider d'y mettre pied à terre. Nouvel environnement, nouveau départ. Han comprenait très bien ce qu'elle pouvait ressentir, se savoir exclue pour une bêtise... jamais plaisant.
Là-bas, il avait rencontré les professeurs qui allaient enseigner à sa fille. Tout semblait être de retour à la norme, jusqu'à ce qu'Han reçoit un coup de téléphone, exigeant sa présence à la rencontre parent-enseignant. On devait lui parler de Mallory. Couvert de brins de scie, du plâtre séché sur les mains, essoufflé et crevé de sa journée, Han retrouve enfin son chemin dans le labyrinthe des couloirs jusqu'à la salle de classe de la professeure de mathématique. Il ne faut pas le mentionner : il est en retard et le trois quart des classes sont vides et le concierge commence déjà son ménage. Il soupire, d'ailleurs, en voyant Han passé sur son plancher propre.
Elle le salue, courtoise et sans mentionner le fait qu'il laissait des traces de poussière derrière lui, l'invite à s'asseoir sur la chaise de plastique sans le moindre doute trop petite pour son cul. Elle lui parle de Mallory, lui explique que la demoiselle se débrouille plutôt bien, qu'il ne devrait pas s'en faire. Il ne peut pas s'empêcher de dire qu'il ne sait pas de qui elle tient cette facilité en classe, que ce n'est pas de lui qu'elle doit retenir ça. Il en rit. Pas parce qu'il en est gêné, mais plutôt parce qu'il avait été un élève très moyen. Et sans le vouloir, où peut-être oui en vrai, ils discutent de tout sauf de Mallory. Rien de tout ça n'est approprié, mais ils n'y pensent même pas. Le concierge cogne à la porte, leur annonçant qu'il était temps de partir. Il la raccompagne à la voiture de l'enseignante, elle lui tend son numéro de téléphone. Il l'embrasse sur la joue et referme derrière elle la portière de la voiture. Le rendez-vous est fixé : un petit resto, puis un café chez elle.
C'est la première fois de la vie de Mallory qu'il ne revient pas dormir à la maison. Il se sent si mal de ne pas être revenu que le lendemain, il est levé aux aurores, court jusqu'à leur domicile et prépare le plus cochon et le plus appétissant petit-déjeuner du monde. Il y en aurait pour une armée – ou du moins, pour six – et il met la table, un coquet bouquet de fleurs au centre de la table. Il a le temps de sauter dans la douche, le temps d'effacer les traces de son manque de sommeil, il se rase de près et il enfile des vêtements mous. À son retour dans la cuisine, Mal le regarde, un sourcil haussé, tranche de bacon entre les doigts. Impressionnée doit bien être la dernière chose qu'elle exprime. Son regard jugeur d'adolescente le fige sur place.
« Hey ! Toi..!
- T'es pas revenu. Hier.
- Ehh... Je t'ai acheté des fleurs !
- Okay. Je veux rien savoir. »
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