La porte est là, juste devant moi, la sonnette à portée de main avec le nom bien écrit en dessous : « Nina Clarks ». Cependant j'hésite. Est-ce que c'est vraiment une bonne idée ? J'ai encore un peu d'argent, je peux retourner chez mamie, m'excuser et la suivre à l'hôpital. Je serre les dents. Je ne veux pas y aller, à l'hôpital. Ils ont sans doute raison, c'est la meilleure solution mais je ne veux pas. Pourquoi ? Parce que pour une fois, je veux choisir moi-même.
Il fait froid, le vent siffle à mes oreilles et me fouette le visage. Je claque des dents et mord ma lèvre inférieure gercée. Mon cœur bat la chamade et c'est la seule chose qui me rappelle que je suis en vie – ça et la nausée, cette sensation d'écoeurement. Pourtant je n'ai rien mangé depuis la barre chocolatée achetée au distributeur ce matin. Le sang bourdonne à mes tempes. Calme-toi Jo, ça va, ça va aller. Je ferme les yeux pour me remémorer comment j'en suis venue là.


J'aimerais bien savoir quelle est la première chose sur laquelle mes yeux se sont posés lorsque je les ai ouvert. Juste pour imaginer sur quoi ma vie a commencée. Ca pourrait être un très beau sujet de tableau. Je suis née un clair matin de mai de l'année 1995. Mes parents m'ont appelée Josephine-Ether, et bien que ce soit bizarre, disons que ça me plaît. J'étais le dernier bébé de la famille. J'ai grandi... et j'ai vu un à un mes frères et sœurs quitter la maison. En fait, c'est quand je me suis retrouvée seule avec mes parents que je suis réellement devenue le centre du monde. C'était bien. Je faisais ce que je voulais, j'avais ce que je demandais. Souvent je n'avais même pas besoin de demander, ça me tombait tout cuit dans la main. Ils sont exigeants pourtant avec moi, et jusque là j'ai plutôt réussi à les contenter. Jusque là...

Je serre les poings et m'enfonce les ongles dans ma chair. La suite est plus difficile.


Je n'aurai jamais pensé que ça puisse m'arriver, à moi. C'est pour ça qu'on a pas fait attention. Quand on est amoureux on se fiche de tout. Alors voilà, quand j'ai remarqué que quelque chose clochait, j'ai pensé à tout sauf à ça. C'est une copine qui m'a donné le test « Fais-le au moins tu seras sûre. » Je me revois, là, dans nos toilettes, avec ce truc à la main en train de relire la notice, persuadée qu'il s'agit d'une erreur. Alors j'en ai refait un deuxième, puis un troisième – et j'ai commencé à réaliser. J'ai tout de suite appelé le principal concerné, il a paniqué. Il a raccroché et puis il n'a plus donné signe de vie. On m'a dit qu'il avait quitté la ville.
Je ne savais plus quoi faire, alors deux jours après, je l'ai dit à mes parents. « Papa, Maman...  je suis... je suis enceinte. » J'entends encore ma mère crier « Josephine-Ether Clarks ! »  je la regardait droit dans les yeux. Au vu de ce qui brillait dans les siens, j'ai cru que j'allais prendre la première gifle de ma vie. « Et le père ? Qui c'est celui-là ? » « Il est parti maman, il est parti »  Là j'ai fermé très fort les yeux et mon cœur m'a pincé terriblement. « Il n'est pas question que ta vie sois gâchée à cause de ton imbécillité. Je te promets qu'une fois que tout ça sera fini, tu ne sortiras plus de cette maison que pour aller à l'université, et tu fréquenteras des garçons convenables. » Bien sûr, ils avaient tout décidé pour moi. Je devais finir mes études d'art, devenir restauratrice d'oeuvres, faire connaissance pendant une petite année avec le fils d'un de leurs amis « bien placés », au terme de quoi j'accepterais sa demande en mariage en tombant dans les pommes. Après le mariage – et seulement après – deux ou trois petits enfants qui seraient le soleil de ma vie. Et je vivrai heureuse jusqu'à ma mort. C'est ce qu'ils voulaient pour moi, et ça m'allait très bien qu'ils prennent tout en main. Comme ça je n'avais rien à faire, juste ce qu'ils me disaient, pas à me fatiguer, de toute façon je ne sais pas ce que je veux. « Une fois que ça sera fini ? Qu'est-ce que tu veux dire ? » J'ai relevé la tête et fixé ma mère. « À ton avis, Jo ? Tu vas aller chez mamie, ça sera plus discret. Il y a un très bon hôpital là-bas. Dans deux semaines, ce sera parti et tu pourras revenir. » « Tu veux que... que j'avorte ? Mais je ne veux pas ! J'ai le droit de choisir, c'est mon bébé. » J'ai tapé du pied par terre. Je crois que c'est la première fois de ma vie que je m'oppose à mes parents. « Qu'est-ce que tu veux faire d'autre ? C'est la seule solution, Jo. Arrêtes de te comporter en gamine capricieuse. Il n'y a rien à choisir, tu veux encore n'en faire qu'à ta tête. » Ils prenaient ça comme un caprice, une lubie de plus. Sauf que cette fois, sans doute pour la première fois, il ne me l'accordait pas. « Maman ! Je ne pourrais pas essayer au moins ? » J'ai posé la main sur mon ventre. Maman m'a regardé avec des yeux de folle. « Josephine. Ce n'est pas un essai. Tu ne prends rien au sérieux, comme d'habitude. C'est un être vivant qui va te rester sur les bras le reste de ta vie !  Un enfant à ton âge, toute seule... tu n'en n'es pas capable. » Elle s'est radoucie. Elle m'a attirée vers elle et chuchoté « Fais-nous confiance. Papa et maman veulent le meilleur pour leur petite fille. » J'ai abandonné. De toute évidence, elle avait raison. J'avais fait une grosse bêtise, mais ils allaient arranger ça. Je l'ai laissée me serrer contre elle et j'ai ravalé un sanglot.

Les mots de maman me reviennent en mémoire. Oui, elle avait raison. Qu'est-ce que je fais là en pleine nuit alors ?
Je suis partie chez mamie le lendemain. Elle ne m'a pas fait de remarques, aucune question ou remontrance. D'ailleurs, elle ne me parlait pas beaucoup et me regardait encore moins. Chez elle ça sentait la naphtaline. L'odeur me ramenait à très loin en arrière, à quand j'étais une petite fille qui jouait dans le jardin. « Tu sais où se trouve ta chambre. On mange dans une demi-heure. Ah, et le rendez-vous est pour mercredi. » Je ne sais pas pourquoi, ce sont ces derniers mots qui m'ont marquée. Le rendez-vous. Je ne veux pas aller à ce « rendez-vous ». Je ne veux pas supprimer cette vie. Je veux cet enfant. Je le veux d'une force incroyable, presque de la rage, plus que je n'ai jamais voulu autre chose. Je le veux peut être d'autant plus qu'on me le refuse. Alors je suis montée à l'étage mais je n'ai pas défait mon sac à dos. Le soir venu, quand mamie est partie se coucher je suis allée au salon. Je savais très bien là où elle mettait l'argent du mois qu'elle retirait à la banque tout les 1er. J'ai pris cent dollars et je suis partie.

Je laisse tomber mes mains le long de mes jambes, comme des papillons morts. Bon sang, qu'est-ce que j'ai fait ?


Au matin, j'ai pris le train pour Sunset Valley. Là-bas j'ai cherché l'adresse de Nina. Ma grande sœur. Nous étions plutôt proche petites, mais quand elle est partie le lien s'est coupé. Je n'ai jamais su d'ailleurs pourquoi elle avait quitté la maison si soudainement. J'espère juste qu'elle va m'aider, oh oui elle doit m'aider, je doute de plus en plus. Ai-je eu tort ?

Je l'ai retrouvée au final. J'ignore quelle heure il est, je sais juste que je suis à bout et qu'il fait nuit. J'essaye de me donner des raisons. Mes parents me prennent encore pour une gamine. Qu'est-ce qu'ils en savent, que je ne serait pas capable de m'occuper de mon bébé ? Ce ne peut pas être si terrible que ça d'élever un enfant. Les gens disent de moi que je suis irresponsable et capricieuse. Ils ne savent pas. Je n'ai jamais eu besoin de prendre de décision, mes parents ont tout fait à ma place. Je vais leur prouver que je suis bien plus mature qu'ils ne le pensent. Et ils verront.
Mon doigt presse la sonnette. Je me crispe. Et si ils avaient raison ?
J'ai l'impression que deux siècles s'écoulent avant que la porte s'ouvre.
« Nina. » "Nina, aide moi s'il te plaît."